Chapitre VII
Depuis cinq minutes à peine, Morane marchait à travers les rues tortueuses et montantes de la cité chinoise quand, derrière lui, un pas s’imposa dans le silence. Un pas étrange, claudicant, rappelant celui d’un animal blessé.
Pendant un moment Bob songea à Poo, le tourmenteur aux pilons de bambou, auquel il avait eu affaire la veille à Hong-Kong. Pourtant, il se détrompa vite. Si ce pas devait être celui d’un petit homme fluet, il ne rappelait cependant en rien celui de Poo. Il était plus glissant, et son bruit n’avait rien à voir avec le claquement sec des pilons.
Tout près, dans le dos de Bob, une voix plaintive et un peu rauque fit en pidgin :
— La charité, senhor… La charité… Ayez pitié d’un pauvre infirme…
Morane fit volte-face. Pour se trouver face à face avec un petit homme falot, vêtu de loques et dont le visage, couturé de cicatrices, gonflé de boursouflures, était d’une laideur repoussante. Surtout que le nez manquait. La main qui se tendait, tremblante, n’était plus qu’une griffe recroquevillée et couverte d’écailles rappelant celles des poissons. L’un des pieds était emmailloté dans des linges qui, il y avait très longtemps, devaient avoir été blancs.
— La charité, senhor, répétait la voix… La charité… Lung a faim et il est malade. Ayez pitié du pauvre Lung.
Déjà Morane avait compris avoir affaire à un mendiant lépreux. Il savait que, contrairement à la croyance populaire, la lèpre est une maladie fort peu contagieuse. Aussi n’eut-il pas le moindre sursaut de crainte ni de dégoût. Il tira une pièce d’un dollar de sa poche et la déposa dans la main déformée du malheureux, en disant :
— Je cherche une boutique d’antiquaire Au Trésor des Sages. Je voudrais acheter quelques souvenirs pour rapporter dans mon pays. Pouvez-vous m’en indiquer le chemin ?
Le lépreux hocha la tête affirmativement et dit d’une voix enrouée :
— Lung connaître Trésor des Sages. Tout près d’ici… Si l’honorable étranger veut, Lung le conduira.
Tout en parlant, le malheureux regardait d’un œil brillant de concupiscence la pièce d’un dollar posée au creux de sa main.
— Quand vous m’aurez conduit, dit Bob, je vous donnerai un second dollar.
Lung hocha la tête de contentement.
— Je vais conduire l’honorable étranger, dit-il. Si l’honorable étranger veut me suivre…
Il tourna le dos et se mit à marcher de son pas claudicant et traînant. Bob le suivit. Tous deux s’enfoncèrent dans les ténèbres des ruelles où, parfois, la lumière d’une lanterne jetait une grande flaque de soufre brillant.
Morane et son guide n’eurent pas à marcher longtemps. Au bout de quelques minutes, la ruelle qu’ils suivaient s’élargit soudain. Sur la droite, détachée de ses voisines par deux terrains vagues, une maison un peu plus imposante que les autres apparut. Elle avait un toit cornu, à la chinoise, mais des céramiques portugaises ornaient sa façade. Sur une vitrine, derrière laquelle ne luisait aucune lumière, ces simples mots Au Trésor des Sages étaient écrits en portugais, soulignés par des caractères chinois qui devaient en être la traduction.
Le lépreux s’était arrêté et avait à nouveau tendu sa main difforme. Bob y déposa aussitôt une seconde pièce. Alors Lung, se détournant, s’éloigna en boitillant. Quand il eut disparu au loin, dans les ténèbres de la ruelle, Bob s’approcha de la boutique et tenta de discerner quelque chose à travers la vitre. Comme aucune présence humaine ne se manifestait dans le magasin plein d’ombre, il voulut en pousser la porte, mais celle-ci, fermée de l’intérieur, lui résista. Alors, de son poing fermé, Morane se mit à marteler le chambranle.
Au bout de quelques secondes, un rai de lumière, issu sans doute de l’arrière-boutique, fila telle une flèche à travers le magasin, jetant de fugitifs éclats sur les objets aux formes étranges qui y étaient entreposés. Une silhouette humaine se glissa alors vers la vitrine, puis une voix demanda en portugais :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je suis un touriste, fit Bob dans la même langue, et je voudrais acheter des antiquités chinoises.
— Le magasin est fermé, répondit la voix. Repassez demain matin.
— Je prends le bateau, pour l’Europe, demain matin justement, dit Morane. Ouvrez-moi. Vous ne voudriez quand même pas que je regagne mon pays les mains vides.
De l’autre côté du battant vitré, il y eut un silence. Bob pouvait seulement distinguer une silhouette sombre et la tache blanche d’un visage dont les traits étaient brouillés par une persienne en voile tendue derrière la vitre.
— Ouvrez-moi, insista encore Morane. Peut-être ne le regretterez-vous pas. Je suis décidé à acheter…
Il y eut un nouveau silence, puis la voix inconnue, peut-être celle du dénommé Ma-Boon-Ma, dit :
— Allez au diable… Allez au diable… On n’a pas idée de venir déranger, à cette heure, un honorable commerçant.
Derrière la persienne, l’ombre s’était retirée. Bob entendit des pas qui décroissaient à travers le magasin. Puis, la porte de l’arrière-boutique s’étant refermée, ce fut à nouveau l’obscurité totale.
Pendant un long moment, Morane demeura indécis. Et déçu aussi. Cela faisait deux fois, en moins d’une heure, qu’il faisait buisson creux. Tout à l’heure au Tigre Enchanté ; maintenant Au Trésor des Sages. Décidément, les enseignes à la chinoise ne lui réussissaient guère. Il se demandait si, réellement, contrairement à ce qu’affirmait Crance, la maison de jeu dirigée par Joao Tseu, et cette boutique d’antiquaire, avaient quelque chose à voir avec l’Empereur de Macao.
À ce moment, un bruit de pas attira l’attention de Morane. Deux hommes marchaient là-bas, dans la ruelle, venant de la direction d’où lui-même était venu tout à l’heure sous la conduite du lépreux. Deux pas bien distincts, l’un lourd et appuyé, l’autre plus léger et glissant, et qui devaient donc appartenir à deux hommes différents. Ensuite, Morane perçut des éclats de voix. Il ne pouvait encore distinguer les mots échangés. Pourtant, il avait la certitude d’avoir entendu déjà ces voix peu de temps auparavant.
Mû par un secret instinct, il gagna en hâte le terrain vague, sur le côté gauche de la boutique, et il s’y dissimula derrière un amas de vieilles caisses déglinguées. Alors, tous les sens en éveil, il attendit.
* * *
Entre les planches disjointes de la caisse derrière laquelle il se trouvait accroupi, Bob Morane pouvait observer à son aise les alentours du magasin d’antiquités. De l’ombre de la ruelle, deux silhouettes humaines avaient surgi, pour s’immobiliser devant la porte close de la boutique. L’un des hommes était un géant obèse, au crâne rasé ; l’autre, un individu de taille moyenne, au visage mince et aux yeux légèrement bridés. Malgré la demi-obscurité régnant devant le Trésor des Sages, Bob n’eut aucune peine à les reconnaître. Le premier était un des lutteurs auxquels il avait eu affaire au Tigre Enchanté, le second personnage n’était autre que Joao Tseu, le tenancier de la maison de jeu.
Tseu s’était approché de la porte du magasin. De son poing fermé, il avait, comme Bob quelques minutes plus tôt, heurté le chambranle. Mais il ne dut cependant pas parlementer, lui. La porte s’ouvrit presque aussitôt sans qu’aucune parole n’ait été échangée, et les deux visiteurs pénétrèrent à l’intérieur de la boutique. Immédiatement, Morane entendit le bruit caractéristique d’un verrou que l’on poussait.
Pendant quelques secondes, Bob demeura à l’abri des caisses. Il avait à présent la certitude qu’un lien quelconque existait entre le Tigre Enchanté et la boutique du Trésor des Sages.
Ce qu’il lui aurait fallu savoir, c’était ce que Joao Tseu et ce gros plein de soupe de lutteur étaient venus faire là. Il aurait donné gros pour entendre la conversation qu’ils allaient avoir avec le tenancier de la boutique, probablement ce Ma-Boon-Ma dont avait parlé l’inspecteur Crance.
Morane était l’homme des décisions rapides. À sa droite, la muraille latérale de la maison se prolongeait par un mur plus bas, faite de tuiles et qui devait enclore une cour intérieure. Bob quitta l’abri des caisses et gagna le mur en question. Pendant un moment, il prêta l’oreille. Puis, après avoir soigneusement regardé autour de lui afin de s’assurer qu’il n’était pas épié, il plia légèrement les jarrets et se détendit tout à coup, à la façon d’un ressort. Ses mains agrippèrent le faîte du mur, sur lequel, après un rapide rétablissement, il se trouva allongé à plat ventre. Sous lui, il apercevait maintenant la forme d’une cour, entamée par le rectangle de lumière jaune projeté par une fenêtre éclairée.
Aussi silencieux qu’une ombre, Morane se laissa glisser au bas de la muraille. À pas de loup, il se coula à travers la cour, pour aller s’accroupir sous la fenêtre éclairée. Rapidement, il jeta un coup d’œil dans la pièce où, en compagnie du lutteur et de Joao Tseu, se tenait un troisième personnage, sans doute celui avec lequel il avait conversé un peu plus tôt à travers la porte. C’était un Eurasien de petite taille, à la carrure imposante et au ventre pareil à une barrique. Mais ce qui surtout retenait l’attention chez lui, c’était ses yeux. Des yeux bridés d’Asiatique, mais rouges comme ceux d’un albinos. Quant à ses cheveux et sa moustache aux pointes tombantes, ils étaient d’un blanc de lait.
L’aspect de ce personnage était à ce point insolite que, pendant un moment, Morane se demanda s’il ne s’agissait pas là de l’Empereur de Macao en personne.